Le scandale Dieudonné se dit en trois temps. Le premier est son apparition à l’émission de Marc-Olivier Fogiel en juif orthodoxe, avec les accessoires du terroriste palestinien et criant « Isra… Heil ! » : la victime juive devient ici le corps réel de ses deux bourreaux.
Le deuxième temps, ce sont des déclarations politiques où il apparaît que les juifs sont des « négriers reconvertis dans la banque » et qu’Israël a « financé l’apartheid et ses projets de solution finale » (Le Journal du dimanche du 8 février).
Troisième temps : l’apparition sur de nombreux médias, en criant au complot, et particulièrement sur Canal+, par exemple samedi 28 février au soir (« 7 jours au Groland »), où il joue le rôle du banni, et dont il ressort que ce bannissement atteste qu’il dit une vérité que tout le monde veut taire.
Cette farce antisémite en trois actes est aisément reconnaissable tant elle a été déjà jouée dans l’histoire jusqu’à ne plus exister que sous une forme parodique dont le dernier acteur en date était, jusque-là, Jean-Marie Le Pen.
Un tel scandale peut-il se réduire, comme c’est par exemple le cas sous la plume de Mathieu Lindon (Libération du 28 février), à l’éternelle et triviale question : peut-on rire de tout ? N’y a-t-il vraiment que cela à dire ? Toute la substance du propos de Dieudonné tient donc en trois points : 1) dénier la qualité de victimes aux juifs en leur attribuant les signes de leurs propres bourreaux ; 2) faire des juifs les artisans du martyr noir et de l’esclavage ; 3) se donner soi-même comme victime « nègre » : « Je ne suis qu’un pauvre nègre. On me lynche, on me frappe -Le Journal du dimanche-. »
Or, ce discours a une logique qui dépasse, bien entendu, la question de l’humour, puisque c’est très précisément la régurgitation du discours de propagande antisémite propagé par de nombreux courants tiers-mondistes et que l’on avait entendu à Durban en septembre 2001 lors de la conférence sur le racisme organisée par l’ONU. A Durban, au-delà des violences verbales inouïes proférées à l’encontre des juifs, le mythe du juif comme figure de l’esclavagiste avait fait son apparition. Malgré les nombreuses études sur l’esclavagisme qui montrent qu’il fut d’abord une pratique propre à l’économie des Africains, et que le premier et le plus important acteur extérieur de cette traite des hommes fut le monde arabo-musulman, malgré le fait que les profiteurs et organisateurs du monde occidental ne furent pas juifs et que les sudistes de la guerre de Sécession étaient de bon chrétiens, le nouveau mythe antisémite était né : Dieudonné ne fait que le reprendre en lui donnant la puissance explosive du carnavalesque et la violence incontrôlable du clown.
On peut, à ce titre, s’interroger sur le succès d’une fable au moins aussi criminelle que celles du meurtre des enfants chrétiens par les juifs au Moyen Age ou bien du Protocole des sages de Sion. Il apparaît clairement, étant donné le rôle des officines de propagande islamiste à Durban, que le monde africain fait l’objet d’un intense travail d’intoxication de la part de ces instances : l’esclavagisme arabo-musulman doit être oublié, sans doute aussi parce qu’il fut particulièrement dur et surtout persistant bien au-delà de l’esclavagisme occidental. Il y a là un jeu de manipulation et de dissimulation qui mériterait une étude profonde tant il ressemble à un jeu de rôles dont les maîtres pervers sont de vrais professionnels.
La place exorbitante donnée aux juifs dans le système d’apartheid en Afrique du Sud est tout aussi récurrente dans la propagande antisémite et s’accompagne, bien évidemment, de la confusion qu’entraîne l’expression « mur de l’apartheid » à propos de la barrière de sécurité en Israël : l’apartheid devient un concept juif, ce qu’évidemment l’histoire de l’Afrique du Sud contredit.
Pourtant, ce processus de détournement de la révolte africaine contre les juifs ne date pas de Dieudonné ou de Durban. L’étude des discours des Black Panthers aux Etats-Unis, dans les années 1970, montre un discours violemment antisémite, d’autant plus surprenant que les juifs américains – eux-mêmes victimes de ségrégation et de quotas négatifs – ont été au premier rang du combat pour les droits civiques des Afro-Américains. Certes, il y avait déjà à ce moment-là un processus d’identification aux Palestiniens et une criminalisation d’Israël, mais on ne saurait imputer aux seules officines islamistes un tel processus de détournement de la haine.
On dira qu’au fond une victime – et les Noirs sont bien évidemment des victimes – a deux choix : soit celui de dénoncer son bourreau réel, son bourreau historique – c’est ce qui se passe dans le travail de mémoire en cours sur l’esclavagisme -, et elle peut cesser alors d’être victime ; soit celui d’opérer ce que René Girard a appelé la rivalité mimétique : la victime choisit non pas l’ennemi mais le rival, c’est-à-dire celui qui apparaît, injustement à ses yeux, comme étant identifié par le monde comme étant plus victime que lui.
Ce rival victimaire est celui qui l’empêche d’être et de se proclamer victime comme elle le voudrait. Telle est, dans l’imaginaire de ces antisémites, la place des juifs. Les discours émanant de cette petite mais virulente fraction antisémite de la communauté noire élimine les juifs comme victimes en en faisant des bourreaux (bourreaux des Palestiniens), mais, comme si cela ne suffisait pas à anéantir le poids de la rivalité mimétique, il lui faut faire des juifs ses propres bourreaux : le juif est un négrier, financier de l’apartheid sud-africain, etc.
Comme on le voit, il ne s’agit pas, avec Dieudonné, de répondre à une question de café du commerce (Peut-on rire de tout ?), car Dieudonné, en l’occurrence, n’est, dans son misérable scandale, que le symptôme de ce qui, dans tous les sens du terme, le dépasse. Que Dieudonné et les siens se rassurent : Israël est la première civilisation au monde à avoir donné aux Noirs une égalité anthropologique absolue en faisant de ces fils de Cham les descendants directs d’un sujet universel – Adam -, et ce n’est pas là le moindre apport du monothéisme que le prétendu athée qu’est Dieudonné pourrait méditer.
Plus, parce que la notion de « race » est étrangère à l’être juif, il y a même des « nègres » juifs – les falachas – que l’opération « Moïse », dès 1984, puis l’opération « Salomon », en 1991, ont sauvés des discriminations qu’ils subissaient en Ethiopie et intégrés au pays de Sem, Israël, le pays qui, dans sa chair, est sans doute le plus heureusement universel et cosmopolite qui soit.
Pendant le scandale Dieudonné, une dépêche de l’AFP nous apprenait que le maire de Naplouse (Cisjordanie) démissionnait à cause de la terreur que faisaient subir à sa population les milices palestiniennes (dont celle des martyrs d’Al-Aqsa) depuis le début de l’Intifada (septembre 2000), et dont les dernières violences venaient de provoquer la mort de 30 personnes, dont le propre frère du maire. A ma connaissance, les médias français en ont peu ou pas fait état. Voilà qui est à méditer aussi pour Dieudonné et les siens : le vrai criminel est rarement le bouc émissaire !