[entretien avec Boris Senff pour la Tribune de Genève, le 13 août 2023]

À l’heure de la communication disruptive et des vérités alternatives brandies comme des torches pour allumer des polémiques aussi clivantes que stériles, un cours donné par Roland Barthes il y a plus de 40 ans prend notre actualité scandaleuse à revers, via l’expérience de pensée du neutre.

De février à juin 1978, le penseur français y développait une notion volontairement vaporeuse et erratique, car cultivant le re- trait, la suspension, la fuite des affirmations péremptoires, des revendications intransigeantes et des identités marquées. Le neutre, car c’est d’«iel» – comme l’on dirait aujourd’hui – qu’il s’agit, traverse sa pensée et celle de nombreux philosophes contemporains comme une échappatoire à une pensée duelle, antagonique, dialectique, qui ne s’exprime que par la confrontation, l’opposition de valeurs séparées par des lignes de démarcation accusées, dogmatiques, identitaires.

Langue fasciste

Barthes avait fait grand bruit en 1977 en accusant la langue d’être fasciste – non pas dans ce qu’elle nous interdirait de formuler, mais par ce qu’elle nous obligerait de dire… Une année après cette déclaration, sur laquelle il revient d’ailleurs dans ce cours, il cultive un art de l’esquive, du moyen terme, du silence toujours possible, au moyen d’un neutre glissant sur des nuances moirées, à ne pas confondre avec une pure imperméabilité. Car comme il dit lui-même, le neutre n’est pas la Suisse.

Interview du responsable de cette nouvelle édition basée sur les enregistrements et non plus seulement les notes, un Eric Marty éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes et ami du penseur dans sa jeunesse.

Le neutre n’est pas une valeur souvent revendiquée…

Je dirais que le neutre pourrait être décrit comme une tradition clandestine ou ésotérique de la pensée. C’est-à-dire que la notion de neutre n’est jamais apparue au premier plan – sauf par ce cours de 1978, mais ça n’était qu’un cours… Elle ne s’est jamais affichée comme une structure conceptuelle capitale et offensive manifestant un système. Le neutre, c’est un peu le discours de l’ombre. Dans l’histoire des idées, il faudrait d’ailleurs plus souvent s’intéresser aux traditions internes, plus dissimulées. Parce qu’en fait le neutre est omniprésent, mais sous une forme discrète. Chez Blanchot, chez Deleuze – dans «Logique du sens» ou «Différence et répétition» par exemple –, chez Derrida et chez Barthes, évidemment.

Peut-on donc dire que le neutre est une occasion manquée dans l’histoire des idées?

L’expression peut être bonne à condition de voir que ce ratage – ou cette occasion manquée – est presque intentionnel. Le neutre cherche toujours une position de marginalité. Ce n’est pas une idéologie de secours, de remplacement, comme la postmodernité face à la modernité. Le neutre n’a pas vocation à se substituer aux échecs ou à l’épuisement de tel ou tel courant dominant. Il s’agit d’une expérience de pensée un petit peu retorse, jamais spectaculaire ou grandiloquente.

À l’inverse, y a-t-il une généalogie du neutre? Barthes cite souvent Pyrrhon, pas vraiment la dernière mode de la pensée!

Toute philosophie, toute culture a peut-être été accompagnée, en arrière-plan, par une sorte d’auto-contestation, de l’ordre d’une pensée du neutre qui se méfie beaucoup des évidences, des dis- cours directs, des manifestes, des proclamations et prend la forme d’une restriction mentale. Le refus de l’arrogance des discours s’inscrit dans la stratégie du neutre, et de ces pensées qui ont toujours un adversaire trop dogmatique. Le taoïsme, auquel Barthes se réfère beaucoup, s’oppose à Confucius. Le pyrrhonisme, donc le scepticisme, s’oppose aux grands discours philosophiques grecs contemporains, platonicien, aristotélicien. Le courant religieux du quiétisme, au XVIIe siècle en France, porte un discours du neutre, avec cette recherche de silence, d’extase non théologique. Mais c’est aussi un courant qui va être dirigé contre les Jésuites. Le neutre, cela peut aussi être cette contestation de discours théoriques considérés comme trop arrogants et auxquels il faut opposer une forme de restriction, de modestie, de silence, d’indirect.

Est-ce que, dans ce cours, Barthes se révèle-t-il plus que nulle part ailleurs?

C’est un cours un peu particulier où il se laisse en effet aller à des propos inattendus, à des digressions sur lui-même. Il y a des anecdotes personnelles. Quand il évoque la tradition taoïste d’un ridicule propre au neutre qu’il applique à lui-même. Il raconte comment un jour il se fait moquer de lui en raison de sa démarche, et l’indifférence ironique qui s’en dégage. Il n’y a pas de propos intimes au sens profond mais il y a quand même du récit personnel. Je crois que le neutre pousse à ça paradoxalement, alors que l’on s’attendrait plutôt à de l’impersonnel, de la dis- tance, de la froideur. Mais le neutre répond aussi chez lui à une forme de passion, dans un rapport existentiel.

N’est-il pas dans une éthique du neutre, justement, à l’écart d’une position unique – celle du théoricien par exemple – et que ces oscillations sont une manière exemplaire de faire vivre le neutre?

Tout à fait. Les approches de ce cours sont très variées. Il est construit en 13 séances à peu près et déplié en figures. Ce n’est pas un discours continu mais une suite de grands fragments où le neutre est déployé. Cela part de la Bienveillance, la première figure, jusqu’à celle de L’Androgyne. Le neutre est abordé par le biais de l’histoire de la philosophie – les sceptiques, Pyrrhon – mais cela peut aussi passer par la question du thé, du rituel du thé, ou de la politique avec ce qu’il appelle les «idéosphères», l’arrogance politique que le neutre s’emploie à déconstruire et distancier.

D’autres auteurs, plus ou moins contemporains, ont recouru au neutre pour contrer une posture antagonique, dialectique, forcenée. Mais aujourd’hui, où voit-on encore le neutre?

C’est pour cette raison que j’étais très content de publier ce cours parce qu’il me semblait parfaitement d’actualité, vu en effet l’arrogance absolue qui se manifeste dans le discours en général, qu’il soit politique, intellectuel ou social. Il me semble que ce neutre pourrait être un antidote nécessaire et vital à notre époque. En 1978 déjà, Barthes fait sans doute ce cours pour des raisons politiques parce qu’il sent une réduction de la liberté de pensée, une forme d’extinction de ce qu’a été la période d’in- croyable liberté des années 60 et 70 dans le champ intellectuel, avec peut-être aussi un épuisement de cette aventure. Cette évolution n’a fait que s’intensifier, en Europe et en France en particulier, et aujourd’hui la place pour le neutre est absolument infime, sinon inexistante, puisqu’on est sommé de prendre parti sur tout et n’importe quoi, d’être d’accord, d’être conforme à l’Opinion en tant qu’elle domine.

Il y a une injonction incessante à se positionner?

Pour Barthes, la société se moque de ce que vous pensez, elle veut que vous vous exprimiez. C’est un renversement intéressant, à mettre en parallèle avec Michel Foucault. L’idée, au fond, c’est que la société ne réprime pas, elle incite à prendre position avec le langage comme une machine infernale qui se perpétue sans cesse. Il faut parler, parler, parler, quoi qu’on dise. Et le neutre consiste à résister à cette injonction.

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La résistance n’est donc pas toujours où l’on croit?

Aujourd’hui on parle de résister à droite contre la gauche, de ré- sister à gauche contre la droite, à résister contre le discours homophobe, résister au discours homosexuel, résister au discours transphobe, résister au discours LGBT. Ce sont des résistances in- ternes au grand discours de l’Opinion. Pour Barthes, elles sont dérisoires. Pour lui, il faudrait résister à cette prescription à prendre parti – qui n’est qu’une façon de faire fonctionner le système.

Actuellement, à l’opposé du neutre, il y a plutôt une surenchère des discours identitaires?

Oui, on a l’impression d’être dans un système d’écrasement de toute possibilité du neutre. Vous avez raison sur le totalitarisme identitaire qui se déploie de manière affolante, avec une dimension d’intolérance absolue. Dans le cours de Barthes, il y a beau- coup de passages sur la question de l’intolérance liée au discours de l’idéologie identitaire. Là encore, le neutre se présente comme un contrepoison. C’est une façon de combattre la bêtise, mais aussi notre propre bêtise.