[à propos de Valérie Jouve, Photos de Valérie Jouve, textes de Valérie Jouve, Morad Montazami, Michel Poivert. Centre national des arts plastiques, Flammarion. 237 pages. Texte paru dans AOC le 6 mars 2023]
Les livres de photographes sont rarement des livres ordinaires, et quelle que soit leur ressemblance avec des modèles éditoriaux (albums, anthologies, « beaux livres »…) ou des catégories de genre (portraits, paysages, histoire…), les dispositifs choisis tentent de manière systématique ou asystématique, de nous parler autrement, de suspendre quelque chose de l’artefact imprimé qui risquerait de nuire à notre approche. C’est ici un livre sans titre, ou du moins où le titre et le nom de son auteur se confondent dans un même intitulé, « Valérie Jouve », et où même la dédicace, plutôt que d’ouvrir la première page, clôture le volume, tout en retrait : « Je dédicace ce livre à mon père ».
Aux protocoles usés et standardisés de l’édition qui visent à lisser la lecture, à lui épargner tout incident, le livre de photographies intitulé Valérie Jouve oppose des chemins plus accidentés, une méthode (une voie) qui apprend au regard à se promener autrement sur les pages, à errer, à s’arrêter, à revenir en arrière, à multiplier les fuites en avant, à opérer des pauses. Faire des yeux du lecteur le véritable répondant des photos qu’ils sillonnent : un regard qui dure. Avec ce paradoxe que l’irrégularité capricieuse du parcours est porteuse d’un véritable travail, et d’un travail d’une grande exigence, voire d’une espèce d’austérité, d’ascétisme, n’était le bonheur qui accompagne le cheminement. Lire le livre intitulé Valérie Jouve, c’est explorer, arpenter, couvrir, prospecter… mais de manière forcément erratique, discontinue, jusqu’à ce que, peu à peu, des repères apparaissent, des images s’immobilisent, des signaux se rejoignent et commencent à parler, à murmurer d’abord, puis à faire signe.
Le livre de Valérie Jouve est un quadrilatère. Quatre volumes d’images photographiques qui s’intitulent chacun « Composition » : 1. Cadres, lignes et postures, 2. Désastres et résistance, 3. Ici et là-bas, 4. Vitalités organiques. Aux interstices du quadrilatère, deux textes magnifiques, l’un de Morad Montazami,
« Une image ne sera jamais assez forte pour que le monde soit meilleur », l’autre de Michel Poivert, « Valérie Jouve les yeux fermés », précieux commentaires qu’on lit à la lumière des images. Puis, une sorte de post-scriptum ou d’épilogue, intitulé
« Porte d’Aubervilliers, film (2020) », série de photogrammes témoin du processus destruction/construction qui définit aujourd’hui pour une bonne part l’urbanisme des périphéries françaises, et qu’accompagnent quelques sous-titres, comme des fragments décalés, sorte de bande-son intermittente.
Le film n’est plus le contraire de la photographie – le livre en témoigne –, il est une autre manière de photographier, de cinématographier. Enfin, le livre se clôt sur une très précieuse « Biogéographie », où Valérie Jouve, autour d’espaces-lieux, depuis Firminy où elle est née jusqu’à Latour-sur-Sorgues où elle vit, nous propose un parcours mi-nomade, mi-enraciné (tant chaque lieu, même de transit, la définit successivement) qui éclaire d’une profondeur vitale les photographies présentes dans les quatre compositions que nous avons évoquées.
C’est peu dire que les photos de Valérie Jouve sont belles. Il s’agit essentiellement d’espaces, ponctués parfois par des personnages – c’est-à-dire de silhouettes fortement présentes et dont la présence, souvent latérale, résiste à la familiarité -, par des arbres – « L’arbre de plein vent est solitaire. L’étreinte du vent l’est plus encore » (R. Char) – , des fragments d’architecture – soit que l’image photographique coupe un bâtiment adjacent au site, soit que celui-ci soit comme rendu étranger à l’espace par d’autres d’une époque anachronique, soit qu’il s’agisse de ruines, murets, éboulis, chantiers, traces archaïques d’un habitat qu’aucune mémoire ne saurait reconstituer.
L’émotion immédiate qui nous gagne à les regarder furtivement ou bien au contraire dans la durée, naît peut-être d’abord d’un certain format des photographies. Le format n’est pas la taille de photo qui dans le livre est très variable, mais de l’étendue de la capture photographie qui, elle, semble toujours la même : un rapport (un nombre d’or ?) entre la profondeur du champ et l’extension de sa surface. C’est cette proportion magique qui nous procure, on en a vite la certitude, cette émotion particulière.
Michel Poivert nous l’apprend, Valérie Jouve se distingue de la grande majorité des photographes par deux singularités qui, ajoutées l’une à l’autre, en constituent une troisième. D’une part, elle utilise l’argentique, mais, de plus, ses appareils photos sont des appareils à chambre photographique, appareil à soufflet renouant avec l’origine de la photo. On imagine alors ce que ce type d’appareil impose au photographe sur sa propre place face à l’espace qu’il envisage de photographier, et tout ce que cet encombrement matériel, ce renoncement à une forme d’instantanéité, cet espèce de silence, d’immobilité et de pesée du dispositif, exigent de lui, exigent d’assiduité à ce qu’il fait, avec toute la minutie du monde. On est à l’opposé
de l’irresponsabilité de nos pratiques photographiques démultipliées de manière folle aujourd’hui, et sans doute destructrice avec l’usage du téléphone portable.
On comprend, plus ou moins consciemment, qu’une part de l’émotion immédiate qui nous transporte, tient au « une à une », au « une après l’autre » qui est le rythme de la prise photographique, de la saisie de la vue, tout à l’inverse de la rafale des shootings qui est l’hystérie des photographes. Au une sur cent qui est, sans doute la proportion de bonnes photos pour le photographe ordinaire, répond le une à une qui est l’unique proportion à laquelle le geste de la photographe obéit. Et pas besoin de blow up – d’agrandissement –, pour obtenir la vérité dans un détail… Le format dont nous avons parlé ne consiste pas dans un étirement – toujours infructueux – du tirage : il est là, dans les fabuleux formats du négatif permis par la chambre, la plupart de 4 x 5 pouces (1 inch = 2, 54 cm)… Le photographe redevient l’étrange Don Quichotte qu’il a été jadis, et qui, loin de s’invisibiliser dans l’espace pour mieux le surprendre à la manière d’un policier en civil, doit au contraire s’y exposer, s’y installer, y demeurer, pour avoir le droit de le photographier.
Parmi tous les espaces au cœur desquels Valérie Jouve s’inscrit et entre en dialogue visuel, il y en a un qui la touche particulièrement comme il nous touche aussi. C’est un espace-lieu essentiellement marqué par le multiple, et qui possède deux noms que l’on dit rivaux : la Palestine et Israël. Bien sûr d’autres espaces-lieux sont présents, Marseille, Paris, Saint-Étienne, New-York, Santa-Rosa (États-Unis)…, mais nul doute que Valérie Jouve qui a vécu pendant plus de dix ans dans la partie orientale de Jérusalem, qui a passé de longs moments dans le désert du Néguev, à Jéricho, Hébron, Naplouse, Ramallah, a été prise de passion photographique pour cet espace biface, passion pour ce qu’elle y a vu, et qu’elle a voulu fixer.
Ce sont les photos les plus attachantes, tant on a envie d’y revenir, d’y scruter un secret, une vérité, parfois entrevue et qui échappe finalement. L’image est muette et c’est ce mutisme qui nous fascine, qui nous inquiète ou nous apaise, au point d’ailleurs que, nous arrêtant sur telle ou telle photo, on se précipite sur la section
« localisation » qui les identifie, en espérant que leur beauté, elle aussi, appartient à la Palestine ou à Israël, comme par exemple l’une des plus troublante du livre, celle d’un arbre, apparemment immense, vu en contre-plongée, inondé de soleil en son tronc, et dont l’architecture des branches est si parfaitement dessinée qu’on se prend à rêver de s’y abriter pour longtemps. Et puis, non cet arbre n’a pas été photographié là-bas, dans « l’orient désert », mais, ici, chez nous, à Poitiers[1].
On est d’abord un peu déçu, et puis au contraire rasséréné : la photo est bien réelle mais, comme dans les hétérotopies, elle accède à une réalité où un espace-lieu en représente toujours un autre, et pour un nom improbable. Une forme de fiction hors langage, et donc d’autant plus merveilleuse que nous sommes sans prise sur elle.
Ainsi, les photos se succèdent dans l’ordre de nos repentirs, des mouvements de nos doigts qui feuillètent les pages à l’endroit ou à l’envers. Il y a autant d’amour que de pudeur ou de retenue dans toutes ces photos, comme si Valérie Jouve en photographiant les cavités mystérieuses creusées dans le sol du désert d’Israël ou bien les extraordinaires façades des maisons d’Hébron, ouvrait aussi grands les yeux qu’elle fermait les lèvres pour se retenir de parler, pour interdire aux mots la possibilité de nommer ce qu’elle capturait d’un autre côté.
L’étrange décontextualisation des territoires photographiés où, jouant de la page gauche et de la page droite, Marseille et Jéricho se font face, l’art étonnant du montage qui juxtapose New-York à un panorama fragmenté de Palestine, le jeu des successions inattendues de Bethléem et de Jérusalem interrompues par un paysage irakien ou par la silhouette magnifique d’une jeune Palestinienne de Jéricho, tout cela dessine, pour reprendre la belle expression de Morad Montazami, une
« géographie polysémique », voire polymorphe. Seule l’immense générosité du regard et du geste photographiques permet de mettre au jour cette désymbolisation de l’espace sans que pour autant le politique soit refoulé. Le politique est au contraire omniprésent, mais il n’est pas bavard, il nous interroge, dans des détours, de parenthèses, des détails portés par l’intuition d’une femme photographe.
Une bordure de désert au seuil d’une ville, une femme palestinienne qui élève les mains en indiquant des chiffres avec les doigts et un vieil homme au keffieh blanc et noir qui détourne légèrement la tête pour ne pas voir le nombre fatidique qu’on lui présente, un homme, sans doute israélien, aux lunettes noires, assis sur un bloc de ciment, mains posées sur les genoux, dans le désert du Néguev, une famille (Palestinienne ? Israélienne ?) où la mère regarde la photographe tandis que les enfants s’amusent, dans un quartier de Jérusalem dont la pierre retient notre regard…. Tous ces personnages sont témoins d’une humanité, chaque fois unique, dont on sait quelque chose, dont on croit savoir quelque chose par la rumeur politique, et qui, tout simplement sont là, indélogeables de là où ils sont.
Là-bas, où la question de l’État est si sensible (en avoir ou pas, deux États ou un seul, binational ou non ?), l’espace, les personnages, les pierres, qui se donnent aux regards ne sont divisés ni stigmatisés par les traces d’un État quelconque. De là, peut-être naît aussi la beauté singulière qui nous émeut parce qu’on devine aussi qu’il s’agit d’une beauté difficile.
Si l’espace photographique peut faire des hétérotopies qu’il invente des espaces qui s’accordent à nos regards c’est peut-être que dans ces fictions d’image il y a, sur un mode presque subliminal, quelque chose qui s’invente en nous, des récits, des dialogues, des légendes peut-être, et puis, sans doute, quand le politique est là qui insiste, des utopies. Utopies plurielles – là est la chance de la photo – que l’image a le bonheur de nous donner comme déjà-là, utopies fragiles, indéniables puisque l’image les atteste, et incertaines puisqu’il s’agit d’images.
Israël et Palestine nous tourmentent et nous déchirent parce le lointain et l’étranger ne cessent de se disputer violemment dans nos têtes, Valérie Jouve donne à ce dialogue une étendue sans vertige, une étendue où nous soupçonnons quelque chose comme la possibilité d’un autre futur.