Article publié dans Libération, le 12 juillet 2018
Ami du cinéaste, l’écrivain Eric Marty raconte comment l’auteur de «Shoah» avait érigé le déni de la mort en «art de vivre».
Tout le monde sait qu’il va mourir. Les animaux même le savent, et le nourrisson qui vient juste de naître le sait à sa manière. Mais Claude Lanzmann le savait plus que quiconque, et mieux. D’un savoir peut-être inné, mais confirmé, creusé, et approfondi dans des moments cruciaux de sa vie qu’il a su raconter si magnifiquement dans le Lièvre de Patagonie. Ainsi, lorsque, avec Evelyne sa sœur et son frère Jacques, en 1940-1941 en Auvergne, il apprenait, sous la conduite du père, sous la conduite de «sa voix angoissée de père juif» (1), à s’extraire le plus rapidement possible mais sans faire un seul bruit de la maison où ils avaient trouvé refuge, pour échapper à la Gestapo en cas de rafle. L’incipit du livre est l’un des plus beaux qui soit : «La guillotine – plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort – aura été la grande affaire de ma vie» et ouvre à une inoubliable série de mises à mort. Lanzmann, parmi tant d’immenses textes sus par cœur, récitait à qui voulait l’entendre le Sermon sur la mort de Bossuet. Il le disait sans pathos, avec rigueur, comme s’il l’avait écrit lui-même. Mais c’était un savoir vital qui habitait Claude Lanzmann, lui qui, après avoir monté une effroyable et interminable côte à vélo, vous appelait pour vous faire entendre au téléphone les sonores et monstrueux battements de son cœur devenu fou. Oui, Claude Lanzmann avait un savoir sur la mort comme le propre du vivant qui sans aucun doute était au-delà du raisonnable. Comment aurait-il pu faire Shoah sans cette connaissance-là ? A moins que Shoah n’ait été précisément la grande expérience, la grande synthèse d’un savoir qui était désormais devenu la boussole de sa vie, la grande rupture d’où il était revenu porteur, jusque dans son corps, d’une étreinte ineffaçable de cette mort qu’il était allé traquer des années durant dans les crématoires vides d’Auschwitz et dans le visage et la voix des survivants, des monstres comme de ceux qui avaient souffert au-delà de l’humain.
L’étreinte avec la mort procure un savoir qui rapproche d’elle autant qu’elle en éloigne. Et c’est pourquoi, comme l’anecdote de la côte montée à vélo en est l’allégorie, personne ne désirait plus la vie que Lanzmann, et ne mettait dans ce désir plus d’amour. Jusqu’à une forme de violence et parfois de folie. Avoir été son ami, c’était donc aussi vivre. Et c’est ce qui explique qu’il ait été beaucoup aimé. Chacun alors possède dans sa mémoire les pages de cet amour-passion que, femme ou homme, il a pu vivre avec lui. Sa mort a été une expérience impressionnante, vécue jour après jour, avec l’illusion, lui qui, ces dernières années, avait failli mourir sous nos yeux tant de fois, qu’à nouveau il allait s’en sortir. Les mots qu’il disait, entre de longs moments d’égarement, allaient du «J’ai fait mon passage sur terre» au «Ne m’abandonne pas…» Et ces mots suffisaient à redonner espoir, y compris les plus sombres. Comment donc, nous, qui nous nous sommes leurrés si naïvement sur l’inéluctabilité d’un événement que les médecins ne cessaient d’annoncer, pourrions-nous lui reprocher de ne pas avoir préparé cette mort, sous prétexte que nous le créditions d’un savoir singulier sur la chose ? De ne pas avoir conçu lui-même son départ, et de ne pas avoir de son vivant pensé à un dispositif évitant le terrible kitsch d’une cérémonie sans rime ni raison dont il a été l’acteur muet et le figurant, entraînant alors ceux qui ne le supportaient pas à suivre la parole biblique «Laissons les morts enterrer les morts».
Que notre propre mort nous échappe appartenait à ce trésor de savoir paradoxal dont Lanzmann était possesseur. Et sans doute était-ce pour lui à la fois si scandaleux et si fatal que connaître la mort l’avait amené à un type de déni qui était un art de vivre où, à sa manière, il s’en vengeait. Une façon de se moquer de la mort sans la mettre en colère. Une façon de la prendre au sérieux en en bafouant certains tabous. Cet art de vivre était le sien, et aucun rite, républicain, religieux, ou familial n’est en mesure de lui rendre hommage.
(1) Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009.