Dans Laura Marin (dir.), Images, Imagini, Images. Journal of visual and cultural studies – 5/2015 – « Georges Didi-Huberman: Déplier l’image »
« Chez Pétrarque, l’aura n’est qu’un jeu de mots sur Laura, la femme toujours trop distante – toujours “étrange”, toujours “unique” – qui égrène dans son texte tout un réseau signifiant du désir […] »
(Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde)
Comme certains, nombreux peut-être, je suis, un jour, entré dans l’œuvre de Georges Didi-Huberman pris par la certitude anticipée de pénétrer dans un univers très silencieux. Je ne me rappelle plus bien de quel livre il s’agissait. Peut-être Devant l’image ou Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Un univers sans bruit.
On lit mal les livres qui touchent à l’image. C’est que nous nous assourdissons nous-mêmes au moment de les ouvrir, comme on ferme parfois les yeux en écoutant la musique. On n’a pas forcément tort. D’une certaine manière, lire Didi-Huberman, c’est entrer dans un monde où il est le seul à parler. Le seul à parler devant quelque chose qui ne parle pas. Il y a bien donc du silence, et c’est donc dans un univers sans bruit que nous pénétrons avec lui. Mais, c’est avec lui. Avec celui qui « accepte de rester un peu plus de quelques secondes » devant l’évidence des œuvres, œuvres qui, par ces quelques secondes en plus, « se mettent bien vite à devenir des cristaux d’inévidence » (Ce que nous voyons 86) : j’entends déjà un bruit, du bruit, dans ces « cristaux d’inévidence », le bruit d’une présence qui se déplace, qui tourne autour, qui scrute, qui se déchire elle-même, une présence prise par le soupçon de quelque chose qui « manque à être vu ». Cette présence qui se déplace ainsi fait du bruit dans le silence. Elle fait du bruit aussi parce qu’elle n’est pas seule. Elle porte avec elle des fantômes, des maîtres, des amis, elle porte le présent le plus contemporain, elle porte l’histoire de l’art, l’histoire de la critique d’art, elle porte aussi tout simplement l’histoire. Fantômes, maîtres, amis dont les superbes, les riches notes en bas de page témoignent, et nous gratifient.
C’est pourquoi le mot « présence » est peut-être encore trop empreint de légèreté, d’idéalité, de non-pesanteur pour représenter Didi-Huberman tel que je l’imagine face à l’œuvre quand je le lis.
Didi-Huberman sait que, face à l’œuvre, il n’a pas à faire au silence mais à des silences, c’est à cette condition d’ailleurs que l’œuvre est pleine de ces virtualités figurales dont il nous entretient. Et notamment cette puissance de dédicace que l’œuvre produit, et sans laquelle elle ne nous regarderait pas : tant au sens de nous « concerner » qu’au sens de nous « voir », puissance de dédicace que Didi-Huberman permet d’identifier avec infiniment de subtilité lorsqu’à propos d’une sorte de cube de Tony Smith, il écrit qu’ils sont «comme des objets donnés pour des sujets perdus, véritables tombeaux “pour” (for) et non pas simulacres de tombeaux “de” » (Ce que nous voyons 96).
Alors, non seulement « le silence » ne peut se dire vraiment qu’au pluriel (les silences) mais quitte aussi l’espace de l’anti-langage où on le cantonne toujours pour prendre forme, forme qui est celle « des vides » : « ces silences et ces vides qu’offrent si souvent les boîtes minimalistes » (97).
Ce à quoi s’affronte Didi-Huberman est bien difficile à énoncer. Lui, le sait. Cela avance à son rythme à lui, celui de sa parole, au rythme de ses déplacements, et des déplacements que l’œuvre inflige à tout ce qui pèse sur elle. Ainsi, de toutes ces boîtes, Didi-Huberman finit par dire : « La question de l’intériorité aura été déplacée » ou « fragilisée » ou « éloignée », puis de nouveau elle est là, dans une « constante inquiétude visuelle », dans le double-bind du « vide », ou du défaut dans lequel Didi-Huberman voit, me semble-t-il avec raison, tout à la fois l’opération formelle la plus novatrice de l’art contemporain mais aussi ce qu’il appelle « l’opération littéralement anachronique de tout désir et de tout deuil humain » (101).
On entre là véritablement dans le déplacement critique, dans l’étrange danse, dans le parcours hypnotique du regard de Didi-Huberman, on entre dans sa tête et dans ses obsessions ou ses obstinations.
La méthode alors, après nous avoir menés devant une sorte d’inconcevable que nous commençons à très bien concevoir (par exemple cette conjonction entre le plus novateur et le plus anachronique où nous conduit cette catégorie du défaut), consiste à éviter toute synthèse – « rien à voir, faut-il le repréciser avec le postmodernisme » précise-t-il malgré tout (101) – et nous fait opérer un saut dans un champ essentiel de la pensée, de sa pensée, par exemple l’aura benjaminienne. On l’a dit, Didi-Huberman ne se déplace pas seul. Car avec Benjamin, c’est une forêt de références qui est soudain citée. Nécessaire.
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Il arrive que le silence au lieu d’être brisé par les silences de l’œuvre le soit par des éclats de voix: «Il faut tenter de briser cette zone réfléchissante où spéculaire et spéculatif concourent à inventer l’objet du savoir comme la simple image du discours qui le prononce et qui le juge » (Devant l’image 172), « Il faut se débattre encore et, contre Kant, harceler la paroi, l’ébranler, y trouver la faille… » (Devant l’image 172). Comme si on parlait toujours mal des images, et que Didi-Huberman était en proie à une mission infinie : préciser, rectifier, faire taire. Didi-Huberman est généralement dur, sévère, parfois implacable, en profondeur comme à l’égard de Michael Fried à propos du minimalisme (Ce que nous voyons 37-102) (1) ou ponctuellement par exemple à l’égard de Daniel Arasse à propos de l’interprétation génitalisante du geste de la Venus d’Urbin de Titien dans son livre très important, et que j’aime particulièrement, Ninfa moderna (2). Il ne s’agit pas de critiques tatillonnes faites à des collègues comme c’est la coutume dans ce monde de l’histoire ou de la critique d’art essentiellement composé d’obsessionnels et de maniaques, mais c’est que Didi-Huberman sait que son objet n’en est pas un, n’est pas un objet solide, consistant. D’où l’énorme travail théorique double qui concerne simultanément l’inconsistance de l’image et l’inconsistance des discours tenus sur l’image ou contre elle. Et dans les deux cas que nous avons cités, celui de Michael Fried comme celui de Daniel Arasse, la contestation est bien une question de vie ou de mort, elle touche bien à la question de l’incertitude, ou à celle de la certitude d’une réalité avérée ou non de l’objet dont on parle. Et si Didi- Hubermann relève par exemple le fourvoiement d’une lecture référentielle par la sexualisation de la Venus d’Urbin de Titien, c’est que cette vision est peut-être ou est sans doute une « façon de vouloir, comme souvent, regarder sous la peinture, plutôt que la regarder en face, simplement (si ce mot a un sens), de front » (Ninfa moderna 12- 3), c’est-à-dire une façon de ne pas croire à l’image.
Il me semble alors que toute la singularité de Didi-Huberman tient dans ces gestes renouvelés pour sauver l’image et le discours de l’image de cette inconsistance qu’on peut circonscrire entre un « quand même » de l’image et un « malgré tout » de l’image. Locutions adverbiales tout aussi fondamentales que celles que la phénoménologie a pu lancer au XXe siècle, et dont le «toujours déjà » est l’un des emblèmes les plus connus. Locutions adverbiales par lesquels s’instaure peut-être ce silence, ce monde silencieux que nous avons cru rencontrer lors de nos premières lectures de l’œuvre de Didi-Huberman, et que nous évoquions au début de notre propos.
Le « quand même » et le « malgré tout » sont des locutions données comme synonymes. La première apparaît dans Devant l’image, et notamment dans la très importante partie intitulée « L’image comme déchirure » :
Notre hypothèse est au fond très banale et très simple : dans un tableau de peinture figurative, ‘ça représente’ et ‘ça se voit’ – mais quelque chose, quand même, s’y montre également, s’y regarde, nous y regarde. Tout le problème étant bien sûr de cerner l’économie de ce quand même et de penser le statut de ce quelque chose. (189)
Ce qui compte, à mes yeux, c’est le « quand même », dont on comprend bien qu’il anticipe dialectiquement le dénouement à la question posée par avance autour du choix « aliénant » : savoir sans voir ou voir sans savoir : devant l’image, face à ce qui se dérobe, et où toute la difficulté s’avère dans le fait de n’avoir peur ni de savoir, ni de ne pas savoir. Car, d’une certaine manière, l’aliénation posée comme hypothèse de départ nous conduit vers une telle hyperbolisation du doute, que voir nous apparaît comme expérience de « déraison » : impuissance radicale à identifier ce que je vois, excès du doute qui transfigure l’impuissance du sujet dans l’impossible même de l’objet. L’aliénation, comme l’a montré Michel Foucault dans une inspiration proprement blanchotienne, n’est pas la folie ; elle est déraison, c’est-à-dire aussi résistance à l’aliénation, résistance à elle-même. Accès à l’espace du Neutre dont le défaut, est peut-être l’un des synonymes. D’où, par-delà les traversées conceptuelles virtuoses de Didi-Huberman, sa propension à approcher les expériences limites du regard où la rareté ontologique de l’objet pousse le regard à aller plus loin encore dans l’épreuve qui est aussi délivrance, comme lorsqu’il invoque ce qu’il appelle les images « prototypiques », cultuelles, du christianisme tel le saint Suaire de Turin, « non faites de main d’homme ». Images extrêmes mais aussi, comme le souligne Didi-Huberman, images modestes, dans une économie iconique humble, ne correspondant pas seulement, par cette humilité, à quelque chose de la théologie du Verbe mais aussi et surtout à l’humilité du « quand même ». Images qui échappent, par leur statut même, par leur vocation miraculeuse, au caractère strictement immanent d’une description. Image vivante. Face à laquelle nous sommes peut-être en train de tout perdre : « perdre ce minimum d’aspect » (Devant l’image 247), et où l’image vivante s’avère d’autant plus telle que la mort est son « portant ».
Il faut laisser la mort insister dans l’image, écrit Didi- Huberman. C’est pourquoi, à côté du « quand même » de l’image religieuse, il est nécessaire d’aller voir maintenant du côté du malgré tout de l’image, de quelques images, photographies prises à Auschwitz, devant la chambre à gaz du crématoire V du camp d’extermination, et qui, locution adverbiale, constitue le titre d’un livre très important, Images malgré tout, paru en 2003.
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Ce livre, on le sait, a fait du bruit, il a été l’objet d’une polémique violente. Un certain silence a été brisé : « quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer ». La polémique a eu lieu. Les photos ne sont pas prises de l’intérieur de la chambre à gaz (Lanzmann 68-70), « depuis la pénombre de la chambre à gaz » (Images malgré tout 56). Inutile d’y revenir, inutile de l’oublier. Ce qui doit nous amener à lire ce livre, c’est autre chose. Par exemple, comprendre que « quand même » et « malgré tout » ne sont pas synonymes, malgré leur proximité.
Très vite, Didi-Huberman pose la nécessité de l’image. L’image « coûte que coûte » (Images malgré tout 21), parce que l’image est en mesure de « réfuter l’inimaginable ». Le « malgré tout » de l’image, c’est d’abord un malgré tout contre l’interdit nazi des images, leur aspiration à l’effacement du meurtre, à une forme démoniaque du Neutre, d’un événement impersonnel et sans images. Cet interdit n’est pas d’abord transgressé par l’héroïsme du photographe presque anonyme d’Auschwitz, Alex ; il l’est par les nazis eux-mêmes et par la pornographie humaine, « pornographie de la tuerie » (Images malgré tout 36), cette pornographie que Didi-Huberman associe à une forme de peste : « épidémie d’images » (Images malgré tout 36). Il est crucial qu’à la stérilisation de l’espace par le meurtre de masse corresponde à l’inverse une prolifération pathologique d’images. L’existence de ces images – compte non tenu des quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer – est-ce qui interdit les spéculations sur l’indicible, l’incommu- nicabilité, ou bien est-ce seulement les « quatre photographies prises en août 1944 » qui permettent d’interdire le mythe ?
La question peut se poser. Mais elle en cache une autre plus fondamentale concernant la capacité de l’image à neutraliser la tentation de l’indicible. Car si l’image était aussi ce qui suppose l’indicible ? « Devant ces récits comme devant ces quatre pho- tographies d’août 1944, on retire la conviction que l’image surgit là où la pensée – la “réflexion” dit-on si bien – semble impossible, ou du moins en arrêt : stupéfaite, stupéfiée » (Images malgré tout 46).
Récit et image c’est tout comme, puisque le récit auquel Didi- Huberman fait référence est celui de Filip Müller, membre des Sonderkommandos, personnage capital de Shoah (3), et puisque ce récit « laisse donc advenir l’image et nous en livre la bouleversante contrainte » (Images malgré tout 45). Que l’image – advenue du récit ou bien de la chambre noire d’un appareil photo – soit tout à la fois ce qui délivre de l’indicible et en même temps palliant l’indicible, lui donne un fondement et lui confère rétroactivement son existence, n’est pas étonnant. L’image est ainsi. Son principe est l’après-coup : elle crée ce qu’elle supprime (mais ne supprime pas ce qu’elle a créé) : l’indicible. Toute la difficulté est là. Et c’est pourquoi, Didi- Huberman ne peut se débarrasser tout à fait de ce qu’il a d’abord taxé avec un dédain légitime – et légitimé par l’autorité d’un discours d’historien, celui positiviste d’Annette Wieviorka – d’un qualificatif infâmant «paresseux» (Images malgré tout 38), à savoir cette fascination pour l’indicible ou l’impensable. C’est pourquoi aussi il ne peut suivre complètement le propos circulaire de Giorgio Agamben qui, après avoir fustigé les adorateurs d’Auschwitz, crée le mythe du « musulman » – ces morts-vivants des camps qu’on appelait les « musulmans » – où tout tient à l’opacité atroce et tenace de ce signifiant délicieusement ambigu sous sa plume, et qui, après avoir fustigé l’indicible ou l’incompréhensible dont se gargariseraient ceux qui, sans le savoir, répètent le geste des nazis, se met lui-même à entonner l’insidieuse mélodie au profit de son objet à lui, de cet objet qu’il a fait sien et qu’il répète à chaque page extatiquement : le musulman : « La vérité […] est inimaginable […] la vue des “musulmans” répond à un scénario inédit, et le regard humain ne peut la soutenir » (Agamben apud Didi-Huberman, Images malgré tout 39, note 40). À l’égard d’une telle tension, d’une telle circularité discursive, Didi-Huberman, sobrement, ne peut que noter «une limite » dans la réflexion d’Agamben. Et là encore ce qui vient pallier cette limite, c’est l’image : « Parler ainsi [comme le fait Agamben] est, entre autres choses, ignorer toute la production photographique d’Éric Schwab » (Images malgré tout 39) (4).
Nous voilà de nouveau devant le trouble irréductible que l’image photographique suppose toujours, et l’extrême profondeur de la réflexion de Didi-Huberman tient au fait que ce trouble où se fonde l’économie on ne peut plus fragile du « malgré tout » lui est nécessaire. Ce malgré tout qui va jusqu’à se superposer au « sans utilité » dont l’historien gratifie la photographie – frère jumeau du mystique de l’indicible –, dès lors que Didi-Huberman ne peut lui opposer que ce qui est avant la photographie, à savoir «le photographe » : « elle [la photographie sans utilité] témoigne chez le photographe : [de] l’impossibilité de viser, [du] risque encouru, [de] l’urgence, [de] la course peut-être, [de] la maladresse, [de] l’éblouissement par le soleil en face, [de] l’essoufflement » (Images malgré tout 54). Nous sommes comme dans le fragment 141 des Feuillets d’Hypnos de René Char où s’énonce la possibilité de la « contre-terreur » (5), et non, je crois « dans le non lieu de l’articulation » où Agamben croit pouvoir abstraitement dé-situer le témoin, alors que précisément tout nous dit sans cesse que le témoin est là, quelque part, et que c’est parce qu’il a été là, qu’il a été quelque part, qu’il a pu photographier, quand bien même sa photographie est « sans utilité », voire qu’elle est inarticulée. Le témoin, ici le photographe, est le sujet d’une contre-terreur.
Et c’est bien ce que Didi-Huberman retrouve dans les photographies arrachées à l’enfer d’Auschwitz, ce que nous avons désigné comme un « avant la photographie », à savoir donc le photographe : le défaut de visibilité intrinsèque à l’image nous rabat sur l’acte photographique lui-même, ce que Didi-Huberman appelle un « certain agir de la ressemblance » (63). Quelle ressemblance ? Je ne crois pas qu’il faille comprendre cette expression oblique au travers du propos de Tzvetan Todorov auquel il est fait référence, celui du « rester humain » (60), et que Maurice Blanchot a réfuté par avance dans son très beau commentaire de L’Espèce humaine de Robert Antelme par lequel il s’avère que l’indestructibilité de l’homme ne milite nullement pour un « rester humain » mais nous ouvre à cette autre perspective tout à fait inhumaine car elle signifie «qu’il n’y a pas de limite à la destruction de l’homme » (L’Entretien infini 200) (6).
Le « un certain agir de la ressemblance » (chaque mot compte) nous ramène au défaut, à cette catégorie entrevue précédemment dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, où le défaut de visibilité touche en nous quelque chose d’extrêmement profond et sans aucun doute de primitif. Didi-Huberman parlait alors, en 1992, de « l’opération littéralement anachronique de tout désir et de tout deuil humain » (101), et c’est bien ce même défaut qui constitue l’image comme image pour autant donc qu’il nous conduit à cet avant l’image et qui est « l’agir » du photographe : « mouvement du photographe – et “bougé” de l’image – accompagnant le mouvement des femmes [il s’agit des déportées d’Auschwitz nues conduites à la chambre à gaz], urgence de la photographie accompagnant l’urgence des derniers instants de la vie » (Images malgré tout 63). En allant dans cet avant de l’image, Didi-Huberman s’ouvre alors à une lecture – sartrienne – de l’image comme acte, c’est-à-dire contraire à l’image comme fétiche (7). C’est là qu’à mon sens Didi-Huberman nous convainc. C’est là aussi qu’inévitablement tout se complique, et peut-être à cause de Sartre, ou à cause de Didi-Huberman lui-même.
En réalité, à ces quatre photographies arrachées à l’enfer d’Auschwitz, il y a deux épilogues possibles. Le premier est celui de la contre-terreur que nous avons pointé. Si un fait humain se dévoile par une déchirure qui lui est propre, au défaut de l’image photographique, à partir de son invisibilité, ce fait humain ne peut relever que de l’acte qui, précédant l’image révélée, la rend possible, l’acte qui déclenche la prise de vue, « prend les clichés », l’acte du photographe – ce « juif grec » que nous ne connaissons que sous le prénom d’Alex. Ce que nous avons appelé un « avant l’image » mais qui est l’image elle-même bien entendu car le déclenchement de l’image précède l’image mais n’est autre que l’image, précède l’image reproduite mais est l’image produite. L’image est un acte. C’est en ce sens qu’il faut comprendre alors le « malgré tout ». Un « malgré tout » qui précède toute révélation, toute exposition, tout dévoilement. Et d’une certaine manière toute image.
Mais il y a une autre lecture du malgré tout qui est possible et que contredit, à mon sens, celle que nous venons d’exposer. Le « malgré tout » alors chute dans le « quand même », passe de l’avant à l’après, d’un temps d’avant l’image à un autre temps, celui d’après l’image. Ce n’est plus le fait humain du photographe, ce n’est plus Alex, ce n’est plus cette coïncidence entre l’acte et la photo, où la déchirure de l’image se fait voir comme défaut, mais c’est le fait humain d’une humanité produite par l’image, c’est-à-dire celle du spectateur, et qui est issue « du processus de reconnaissance du semblable » (200) dont l’image serait en quelque sorte le support. Les quatre images offrent l’image de « l’humain malgré tout » (200). Or cette image de l’humain, telle que le spectateur imaginaire conçu par Didi-Huberman la reproduit, au lieu d’être celle de crainte et tremblement, reconduit précisément une image de l’humain qui méconnaîtrait l’expérience d’Auschwitz, qui se constituerait même dans sa méconnaissance, voire dans son déni : elle émane de « la reconnaissance du semblable où se fonde le lien social » (Images malgré tout 202). Au lieu de la contre-terreur rendue pensable au cœur même de l’enfer d’Auschwitz par la déchirure d’un acte où l’image est cette étreinte absolue du visible, c’est la réconciliation, la grande famille des hommes, l’apaisement, où la «honte d’être homme » est comme rédimée par l’honneur du témoignage. Nous avons quitté, me semble-t-il, la violence du « malgré tout » pour l’apaisement et la conciliation du « quand même », nous avons quitté l’hétérogénéité de l’image au profit de l’homogénéité du spectacle de l’image dont s’alimente la communauté politique, c’est donc l’image cathartique, sans déchirure ou recousue. Nous avons quitté la contre- terreur – où la terreur palpite encore – pour le lien social fondé sur la reconnaissance apaisée et démocratique du semblable.
Il y a donc deux épilogues à ce livre bouleversant, agité sans cesse par la fièvre du regard, et dans lequel nous entendons le silence impossible de l’image qui est sans verbe. Ces deux épilogues cohabitent dans le livre, se croisent parfois, souvent, et profitent d’une ambiguïté, d’une incertitude – celles essentielles de l’image – pour cohabiter et même se confondre. C’est donc au lecteur d’agir ou de ne pas agir. Il peut feindre de ne pas s’apercevoir de cette ambiguïté, il peut ne pas la voir. Mais il peut aussi la voir, en être agité, au point alors peut-être de déchirer le livre tout en le lisant, d’arracher quelques pages, pour mieux étreindre du regard certaines autres. Lire fait du bruit.
Notes
1. Où est discuté l’article très célèbre de Fried « Art and Objecthood ».
2. « La discipline iconographique s’est récemment focalisée sur une soi- disant “sexualité” de telles figures : en fait : une interprétation unilatéralement référentielle – génitale –, comme lorsqu’on se demande si la Venus d’Urbin, de Titien, se masturbe ou pas » (Ninfa Moderna 12). La référence tombe en note. Le collègue visé est Rona Goffen, Daniel Arasse est donné en seconde référence adoucie par le fait qu’il a affiné ce type de propositions.
3. Sur un certain rôle de Filip Müller dans Shoah, je me permets de renvoyer à mon article « Action et acte » 85-101.
4. Sur Éric Schwab voir la note que Didi-Huberman lui consacre (Images malgré tout 39, note 40).
5. « La contre-terreur c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c’est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c’est cette pesanteur bien répartie, c’est cette circulation ouatée d’animaux et d’insectes tirant mille traits sur l’écorce tendre de la nuit, c’est cette graine de luzerne sur la fossette d’un visage caressé, c’est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c’est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues […] ». Notons que pour finir Didi- Huberman cite précisément Feuillets d’Hypnos (Images malgré tout 226).
6. Nous ne pouvons pas être d’accord avec Didi-Huberman lorsqu’il écrit que Maurice Blanchot, à propos de L’Espèce humaine « ose nous parler malgré tout de “l’indestructibilité” de l’humanité de l’homme » (Images malgré tout 222), toute la force de ce texte extrême de Blanchot est en quelque sorte de réfuter le livre d’Antelme dont il fait pourtant l’éloge : ce thème d’un indestructible qui signifie qu’il n’y a pas de limite à la destruction de l’homme est chez Blanchot un paradigme sadien capital (voir notre Pourquoi le XX° siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? 126-7).
7. Voir à ce propos, et par-delà la question d’Auschwitz, le très important chapitre d’Images malgré tout intitulé « Image-fait ou image fétiche », pour sa grande rigueur théorique (69-113).
Bibliographie
Blanchot, Maurice. L’Entretien infini. Paris : Gallimard, 1969. Print.
Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit, 1992. Print.
—. Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art. Paris : Minuit, 1990. Print.
—. Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé. Paris : Gallimard, 2002. Print.
—. Images malgré tout. Paris : Minuit, 2003. Print.
Marty, Éric. « Action et acte/ Aktion und Tät dans Shoah de Claude Lanzmann ». L’Infini, 118 (printemps, 2012) : 85-101. Print.
—. Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? Paris : Seuil, 2011. Print.